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Conte de la nouvelle année : Le Rêve de la Cascade

Il était une fois des milliards d’hommes et de femmes à la recherche de leur flamme, de leur
vrai Soi et de leur esprit ludique. Violette et Claude étaient de ceux-là.


Ils s’étaient rencontrés à Bali, sous un ciel de saphir. Ils s’étaient aimés, avaient eu deux
garçons, et avaient choisi de poser leurs valises dans le Poitou, dans une petite ferme où les
coqs chantaient l’aube. Les premières années sentaient le foin chaud et la terre après la pluie.
Puis, sans bruit, la routine avait tissé son voile gris. Les conversations s’étaient faites plus
courtes, les mains plus rarement trouvées, les promenades dans les bois remises à plus tard.
Ce qui s’était dressé entre eux, invisible, était un mur de silence. Chaque brique était une
blessure jamais nommée. Claude, l’enfant trop seul, noyait son sentiment d’abandon dans la
bière du soir. Violette, qui avait perdu sa petite sœur, portait un deuil si ancien qu’il
ressemblait à une lune pâle permanente. Pour ne plus avoir mal, ils avaient arrêté de sentir. Et
pour ne plus risquer, ils avaient rangé leurs joies : la guitare de Claude prenait la poussière,
les aquarelles de Violette séchaient sur leur palette.


Leurs fils, Jonas et Victor, grandissaient dans l’écho de ce silence. Les dimanches n’étaient
plus égayés par des parties de cartes ou des constructions de châteaux devant la cheminée, ni
par des sorties en forêt. Les tablettes lumineuses avaient remplacé les rires. Le tic-tac de la
vieille horloge sonnait plus fort dans le cœur marbré de la maison.
Puis vint une nuit de Noël.


Cette nuit-là, Violette et Claude firent le même rêve.
Ils marchaient côte à côte sur un sentier de mousse, guidés par le grondement grandissant
d’une rivière. Ils arrivèrent au bord d’une falaise. En contrebas, une cascade se jetait dans un
bassin d’écume. Derrière le rideau d’eau tumultueux, une lueur dorée pulsait, faible et presque
invitante. Une voix, semblable au chuchotement des roseaux, leur parvint : « La peur n’est
qu’un rideau. Passe à travers. Ose. »

Ils se regardèrent. Plonger, c’était risquer d’être engloutis à jamais dans l’obscurité humide.
Ne pas plonger, c’était rester prisonniers de cette berge, spectateurs de leur propre vie. Le
chant du coq de leur ferme, anormalement puissant, déchira le rêve avant qu’ils n’aient pris
leur décision.


Ils se réveillèrent en sursaut, chacun de leur côté du grand lit.. Claude frotta ses doigts ; une
odeur tenace de terre humide et de granit y était accrochée. Violette, en enfilant sa robe de
chambre, sentit un poids dans sa poche. Elle en sortit un galet lisse et froid, mouillé comme
s’il venait tout juste de la rivière.


Leurs regards se croisèrent.
« J’ai fait un rêve… étrange » dit Claude, la voix encore ensommeillée.
« La cascade », compléta Violette moitié soulagée moitié stupéfaite.
Au petit-déjeuner, ils n’en parlèrent plus. Mais le rêve était là, sur la table, entre l’œuf à la
coque et le pain grillé. Sans un mot, Claude se leva et disparut dans le couloir. Violette
l’entendit déplacer des cartons. Quand il revint, il tenait l’étui de sa guitare, couvert d’une fine
pellicule de poussière.


Le son qui s’échappa de l’instrument lorsqu’il l’accorda était rugueux, plein d’hésitations.
Mais c’était un son vivant. Violette le regarda faire. Puis, montant à l’étage, elle redescendit
avec sa boîte d’aquarelles et un grand carnet blanc. Elle s’installa à la table de la cuisine, face
à la fenêtre où le jour se levait sur les poulaillers.


Ils ne se parlèrent pas. La maison ne baignait plus dans le silence, mais dans un
bourdonnement créatif. Claude cherchait une suite d’accords pour l’eau qui tombait toujours
dans leur rêve. Violette capturait sur le papier la lumière derrière le rideau d’eau, un mélange
de jaune de Naples et de bleu outremer.


Ils écrivaient, à deux mains, la fin de leur rêve.
Quelque chose avait changé dans l’air de la ferme. Cet après-midi-là, Claude sifflotait en
répandant le grain pour les poules. Violette, en préparant le dîner, esquissa sur un bout de liste
de courses un coq aux plumes multicolores. Jonas, l’aîné aux yeux pénétrants, leva les yeux
de son échiquier numérique, intrigué par cette mélodie nouvelle. Victor, le cadet, interrompit
un instant ses bonds de kangourou imaginaire sur le canapé pour observer sa mère dessiner.
Le lendemain, en fin de matinée, Claude tendit la main à Violette. « J’aimerais marcher avec
toi » dit-il simplement. « Je voudrais savoir si tu en as envie aussi. »


Ils prirent le chemin des bois, celui qu’ils avaient délaissé. Leurs doigts se nouèrent
naturellement. Ils ne parlaient pas beaucoup, mais le silence entre eux était plein. Il était plein
du bruissement des feuilles mortes, du cri d’un coucou, et du souvenir partagé d’une cascade
imprévue.


À leur retour, le visage éclairci par le vent, ils s’arrêtèrent sur le pas de la porte. Leur regard,
lavé, posa sur leurs enfants une attention neuve.

Ils virent Jonas, non pas simplement « devant sa tablette », mais absorbé dans un combat
cérébral silencieux, stratège et concentré. Ils virent Victor, boule d’énergie pure, transformant
le salon en terrain d’aventures physiques, son rire crépitant comme un feu de joie.
Une envie les submergea : ne plus être des spectateurs de cette joie, mais des compagnons de
jeu.

Claude s’approcha de la table où Jonas ruminait un coup. Il tira une chaise. « Ah, cet
adversaire a l’air coriace… Tu es très concentré ». Violette, quant à elle, fit trois pas et s’accroupit à côté du canapé, à hauteur de Victor. Elle fit une grimace de koala. « On dit que les koalas de Poitou font des drôles de sauts. » Elle se mit à faire de petits bonds sur place, sous le regard surpris un instant de son fils, qui la rejoignit et mena bientôt la danse des kangourous !


Dans la maison où le tic-tac de l’horloge avait sonné si fort, un nouveau son résonna : un rire
à quatre voix, un peu rouillé au début, puis de plus en plus clair, de plus en plus libre. Ils
avaient certes trouvé des cadeaux sous le sapin.


Mais le cadeau le plus précieux était ailleurs : ils avaient passé le rideau, et de l’autre côté, ils
s’étaient retrouvés, eux, leurs enfants et le monde.